mardi 5 novembre 2019

Jean de Saint-Prix - L'Avenir International (Mai 1919, N°17)

MAI 1919                         FLORERAL 127                         NUMERO 17
L'AVENIR INTERNATIONAL
      Revue Mensuelle d'Action Sociale, Littéraire, Artistique, Scientifique

TIRAGE A 100 EXEMPLAIRES, HORS COMMERCE
Numéro consacré à la Mémoire de JEAN DE SAINT-PRIX

 
JEAN DE SAINT-PRIX

SOMMAIRE
1. Contre les âmes libres de France …... Jean DE SAINT-PRIX.
 2. A notre jeune frère ........  Romain ROLLAND.
 3. Jean de Saint-Prix et nos Jeunesses Rouges …..Emile CHAUVELON
 4.L'Internationalisme de Jean de Saint-Prix . . . . Gustave DUPIN.
 5.Un souvenir................................................. Charles RAPPOPORT.
 6.Souvenirs ......................................................... Edouard ROTHEN.
 7. Jean de Saint-Prix .......... Marcel MARTINET, Joseph BILLIET, Fernand DESPRES
 8. Paris fleuri de Rouge  ..........................................Joseph BILLIET.

RÉDACTION ET ADMINISTRATION :
96, Quai de Jemmapes -:- PARIS (10e)

Inconséquence et Iniquité

Notre ami J. Béranger a été condamné à un an de prison, tandis que Content a été acquitté — ce dont nous ne pouvons que nous réjouir — et Rigault condamné à trois mois.
La condamnation de Béranger est due très vraisemblable­ment à l'attitude intransigeante qu'il a manifestée au cours du procès.
Cette différence de traitement suffirait à démontrer ce que vaut la justice des juges qui jauge les sanctions non suivant l'acte incriminé, mais suivant la satisfaction ou le désagrément que l'inculpé, par sa tenue, procure à ceux qui le jugent.
Mais ce n'est pas là surtout ce que nous voulons relever.
Béranger a été condamné pour avoir imprimé des lettres de Sadoul et des brochures que la censure n'avait pas approuvées.
Or, depuis, et quelques jours seulement après la condamna­tion de Béranger, un journal, qui devait s'appeler Le Bolcheviste et qui, sur le refus de la censure de lui laisser prendre ce nom, parut sous le titre: Le Titre censuré!!!, journal bolcheviste, a publié, évidemment avec le visa de la censure, certains des écrits qui avaient valu à Béranger sa condamnation.
Alors ?
Désormais le maintien de Béranger en prison devient une absurdité et une injustice criante. S'il est permis d'imprimer une chose dans un journal, il ne peut être défendu de l'impri­mer en brochure ! Et une condamnation pour ce dernier fait n'a plus aucune valeur.
L'autorisation gouvernementale octroyée ultérieurement, efface du même coup le caractère délictueux qui lui était imputé auparavant.
Pour la logique, pour la justice la plus élémentaire, nous réclamons la mise en liberté immédiate de Béranger.
Que les journaux socialistes, libertaires et syndicalistes s'unissent à nous pour exiger cet acte de simple bon sens et de stricte équité !
L'AVENIR INTERNATIONAL.

Contre les Ames libres de France (Ecrit sans doute à la fin de 1917 ou au début de 1918).

Des voix libres se sont élevées, claires et puissantes, au cœur même des nations soumises à la loi du sang et à la Raison d'État : Liebknecht en Allemagne, Adler en Au­triche, Morel en Angleterre, Lénine en Russie. En France, personne. Romain Rolland est en Suisse, et peut-être sa place est-elle bien dans ce pays, où viennent déferler tous les courants intellectuels du monde.
 Mais parmi ceux qui sont ici, parmi ceux qui ont vécu une à une les heures funèbres de ces trois ans, aucun n'a émis au grand jour une parole de fraternité et de vérité. Pourquoi ? Ils existent, pourtant, ceux qui auraient pu parler, ils sont nombreux, je les connais. Et ils se sont tus.
Ils invoquent la censure, l'interdiction des réunions, toutes sortes de difficultés pratiques qu'ils déclarent insurmontables. Je leur réponds par les exemples cités plus haut. La vie doit être inventive et créatrice. Une pensée comprimée doit se façonner elle-même une autre issue, et son apôtre doit savoir courir tous les risques et affronter taus les sacrifices, pour culbuter tous les obstacles.
Aucun Français, sur le territoire de la France, n'a eu le courage d'entreprendre un apostolat et l'habileté d'y réus­sir. C'est un fait, personne ne peut le nier. Des bonnes volontés existent, des velléités se sont dessinées. Mais la timidité et même l'échec sont un crime lorsqu'il s'agit de choses aussi graves et aussi urgentes.
Non que j'attache une importance quelconque à la natio­nalité des hommes libres. Je suis aussi fier d'Adler et de Lénine que s'ils étaient Français. Car, c'est au nom seul de l'humanité que l'on peut éprouver une telle fierté. C'est une raison autre qui me fait dénoncer comme un crime, le fait qu'aucune voix forte et nette ne soit parvenue à triom­pher de la conspiration du silence.
Serrés dans l'étau de nos frontières hérissées de baïon­nettes, confinés dans l'atmosphère raréfiée d'une nation, il existe, ici comme par tout l'Univers, épars au milieu des fous et des barbares, quelques esprits lucides, quelques cœurs pitoyables. Il existe des mères, des soldats, des enfants, des travailleurs qui n'ont pour toute âme que leur conscience d'hommes. Et alors, ceux-là, en les privant .par votre silence du frère autour duquel ils se seraient groupés et qui aurait parlé en leur nom, vous les avez trahis, vous les avez crucifiés.
Représentez-vous l'agonie morale qu'aura vécue pendant ces trois ans, celui qui n'aura pas été emporté par la rafale nationaliste et guerrière, et qui était trop faible et trop humble pour ne pas s'anéantir en lui-même, et voilez-vous la face. Pour atteindre les âmes nobles et douloureuses, on trouve toujours une voie, lorsque l'on cherche avec ferveur. Mais vous étiez des hommes de peu de foi, et vous vous êtes crus quittes quand vous vous êtes groupés, un certain nombre, et que vous avez dit : « Nous ne pouvons rien » Malheureux ! Dans quel abandon vous laissiez les pauvres dispersés qui vous appelaient, et qui, peut-être, étaient plus sincères encore que vous ! Vous ne compreniez donc pas que vous étiez des pharisiens ? Votre orgueilleux et sombre iso­lement, votre joie pessimiste et pascalienne de n'agir que par des voies souterraines et restreintes, n'ont rien à envier aux reniements de tous les renégats qui mettent en croix l'idéal dont ils étaient les prêtres.
Jésus a dit que les vertus et les vices étaient les mêmes à Jérusalem et à Samarie. Il n'y a donc point de chrétiens en France ? Voltaire a ri de la tragi-comédie, qui met les hommes aux prises pour des malentendus. Vous qui ne savez pas pleurer, vous ne savez donc pas rire non plus ? Romain Rolland, nous a montré par un roman en dix vo­lumes, qu'un Allemand naît, vit et meurt. Monsieur de la Palisse se serait écrié : « Bravo! J'ai compris ! » d'une voix si forte que tout le monde aurait entendu ; il n'y a donc pas un Monsieur de la Palisse parmi vous?
La vérité, c'est que vous avez effectivement fait un effort, mais que vous admettiez de prime abord que les résistances triompheraient de vous. Si votre désespoir et votre foi avaient été vivants et animés par un souffle d'apostolat, vous auriez soulevé des montagnes. Ce que vous deviez dire était si simple, si nu, si transparent ! Qui n'eût pas compris? Et qui eût pu vous empêcher de prononcer la parole d'amour que chantent la poésie des choses et le gazouillement de l'enfant, ou la parole plus mâle qui fait frémir au fond de l'être, le séculaire esprit révolutionnaire? -
Si vous aviez eu la foi, vous auriez parlé et l'on aurait compris. Mais vous n'aviez pas la foi.
Mais alors, d'autres n'auraient-ils pas dû venir d'ail­leurs ? (1) En Suisse, en Espagne, on parlait, oui. Mais pen­dant ce temps, la France restait une prison, patrie sans porte ouverte vers les autres patries, — hélas ! les patries sont des tombeaux! — sans contact avec l'Esprit, avec le Coeur uni­ques qui tressaillent par l'Univers et l'emportent de l'éter­nité à l'éternité, sans qu'aucun homme, — et tous, pourtant, sont les dépositaires de cet Esprit et de ce Coeur, — par-delà les barrières matérielles, n'ouvre assez largement en lui l'écluse, pour que la vérité d'Amour et d'Indignation se rue et déferle sur tous.
Et maintenant, vous, les vrais libres et les vrais humains qui vous êtes tus ici ou qui n'êtes pas venus d'ailleurs, pen­sez à vos victimes. Vous aurez peine à les compter dans le monde des âmes ; et dans le monde des corps, vous verrez

(1) Je ne parle pas de ceux qui ont vraiment un rôle à l'étranger, et qui, comme Rolland ou Guilbeaux, y livrent un combat fécond, mais de ceux qui s'y sont « réfugiés ».

qu'elles sont aussi nombreuses qu'il y a de morts sur tous les champs de bataille, puisque tous ont été tués avec votre consentement implicite. Alors, qu'est donc votre liberté, qu'est votre humanité ? Elles ont tout juste la valeur d'une restriction mentale! Dérision!
Car, lorsque la réalité de la vie et de la mort sont en jeu, la réussite seule prouve la valeur des convictions. Après un naufrage, donne-t-on la médaille de sauvetage au prêtre qui récite des prières pendant que le bateau. coule, ou aux mate­lots qui mettent les barques à la mer ? Elle est trop com­mode, la -morale de l'intention ! Est-elle plus efficace, après tout, que le hautain mépris du stoïcien?
Il y a ceci encore en vous. Commençant par admettre que les résistances triompheront de vous, vous finissez par vous en amuser. Plus vous êtes persécutés, plus vous croyez avoir de mérite, et plus vous êtes fiers de vous sentir différents des autres. Alors, pour vous prouver que vous ne pactisez pas et que vous tentez tout, vous vous répétez à satiété : « J'ai eu tant de lignes censurées... J'enverrai cela en Suisse... J'y renonce, ce n'est pas de ma faute... Comptons sur la Révolution Russe, sur les Italiens... » Pourquoi pas sur les Peaux-Rouges? Croyez-vous donc que ceux qui sont ici, tout seuls, et qui voient la réalité présente sans pro­mener leurs rêves aux quatre coins du monde, croyez-vous qu'ils puissent attendre et se contenter de vos raisons ?
Oh! Assez étouffer ! Proudhon disait : « Je suis une voix d'honnête homme qui crie dans le désert! » Il y a des hon­nêtes gens, ici. Pourquoi n'entend-on pas leur voix ?
Vous vous demandez pourquoi on n'a pas entendu la mienne? Parce que, lorsque la guerre a éclaté, j'étais pres­que un enfant, parce que j'étais aussi parmi la troupe obs­cure de ceux qui attendaient un Messie, parce que cela m'a trop désespéré pour que je sois ce Messie.
Vous qui êtes plus forts que moi et qui n'avez rien dit, est-ce que vous n'aurez donc jamais de remords? Insensés, qui n'avez pas agi comme si un Christ était caché au fond de chaque homme, et comme si votre âme, ainsi qu'elle devra le faire à sa dernière heure, portait un jugement défi­nitif sur les actions de votre vie!
Insensés, qui ne savez pas que l'on est bon et vrai à la seule condition de croire en la dignité de l'homme et d'être prêt à mourir avec sérénité !                                       Jean De SAINT-PRIX.

A NOTRE JEUNE FRÈRE

Maintenant qu'il nous a quittés, nous pouvons dire l'amour que nous avions pour lui.
Il nous était apparu comme un jeune prince de Shakes­peare, un poétique adolescent, toutes les forces de la vie et de la mort luttant en un corps frêle : tendresse et ironie, don du rire et des larmes, soif de se dévouer, ardeur de tout comprendre, besoin chevaleresque de courir au secours des opprimés, d'offrir sa poitrine aux coups qui leur étaient destinés, passion brûlante de la vie et désespoir passionné du néant... Cette âme remplissait tous les étages de sa maison, de la base au faîte...
Qu'une fleur aussi pure ait surgi du milieu des tristesses, des bassesses de ce temps, c'était comme un miracle. Et ceux qui en furent témoins, d'abord un moment incrédu­les, en concevaient ensuite un sentiment d'amour presque religieux. C'était, une chose touchante de voir ces hommes âgés, sceptiques ou révoltés, tannés par la dure, l'amère expérience, qui devant ce cadet s'inclinaient avec un tendre respect, tant est rare la lumière, et puissant son attrait sur les coeurs qu'enveloppent les brouillards méphitiques d'un monde agonisant.
L'étoile a disparu, mais sa lueur persiste dans les yeux qui l'ont vue. Et nous continuons de suivre sa trace au fond de la nuit. Maintenant, il est au but, notre jeune compagnon, il a d'un bond atteint le terme où nous arri­verons tous. Et moi, qui ne prie guère, j'éprouve le besoin, parfois, de m'entretenir tout- bas avec notre petit frère, et je lui dis :
« Maintenant, conduis-nous ! Tu es maintenant notre aîné. »
Romain ROLLAND.

souvenir

Jean de Saint-Prix est venu me voir un jour en se pré­sentant lui-même, sans mot d'introduction. Il m'a plu de suite. Plus. Il m'a produit l'impression d'une nature su­périeure. Et je l'ai prié de me faire l'honneur de son amitié. Au moment de la révolution bolcheviste, mon atti­tude critique au sujet de la dissolution de la Constituante et de la terreur le révolta. Il m'a écrit une lettre violente en demandant de la publier dans. La Vérité. Je remis la lettre au directeur de ce journal, en déclarant que je ne m'opposais pas à sa publication. La sincérité de Saint-Prix fut si évidente, sa violence eut des motifs si nobles que nous restions en rapports cordiaux. Et je dois à sa mé­moire et à la vérité d'avouer qu'il n'avait pas tout à fait tort en me disant que notre devoir est non de souligner ce qui nous sépare, mais ce qui nous unit, nous et la grande révolution bolcheviste. Et si je me suis conformé depuis un an à cette tactique, je le dois un peu à Saint-Prix. Merci, cher et regretté camarade !
Charles RAPPOPORT.

Jean de Saint-Prix et nos Jeunesses Rouges

Nous regrettons amèrement Jean de Saint-Prix. Il repré­sentait une de nos plus chères espérances. Il eût été un guide précieux pour la jeunesse héroïque dont a besoin l'élaboration des temps nouveaux.
Mais il n'est pas mort tout entier. Il survit dans son œuvre. Et cette œuvre c'est, en outre et au-dessus des pages délicates, fines et ardentes qu'il a écrites, l'exemple même de son activité, tout entière consacrée au plus pur des idéals humains.
Son grand cœur acceptait sans hésitation et sans réti­cence le devoir de fraternité et de sincérité qui sera le salut de l'humanité si douloureusement éprouvée. Ou plutôt, pour mieux dire, l'âme de Jean de Saint-Prix était ce devoir même. Ce devoir était sa vocation naturelle et sa vie.
Nous ne dirons pas qu'il « allait au peuple ». C'est une expression orgueilleuse, fausse, et d'ailleurs depuis long­temps périmée.
Il allait droit à la vérité intellectuelle et sociale, droit à la beauté littéraire, esthétique et morale.
Sa fine nature sentait à merveille combien la vérité sociale est élégante et belle. Et son sens critique, très averti, très sagace, n'avait pas de peine à le convaincre que la prétendue élégance qui repose sur le mensonge social et sur l'institution d'une classe privilégiée et exploi­teuse, est factice, menteuse et vile.
Il vivait dans la parfaite et calme lumière de la raison et de l'art.
Mais par respect et par amour pour cette lumière, il combattait tout ce qui est ténèbres et mensonge. Il militait non par haine, mais par scrupule de sincérité, par passion de la vérité. Il militait par délicatesse. Sa sincérité, sa lo­gique, sa générosité, son désintéressement l'avaient porté à l'extrême gauche de nos « Jeunesses Rouges », dans le groupe des étudiants socialistes et internationalistes ré­volutionnaires.
C'était parfait. L'héritier intellectuel des La Boétie et des Vauvenargues ne pouvait être à sa place que là, et nulle part ailleurs.
Et c'est là, sur ce champ de bataille volontairement choisi par lui, qu'il contracta la maladie dont il est mort. Sa frêle santé, qui l'avait fait si légitimement réformer, ne put pas résister à la fatigue d'une de ces réunions « privées » que nos Jeunesses Rouges sont obligées de tenir dans des locaux misérables et insalubres, à cause de la modicité de leurs ressources, à cause, surtout, des per­sécutions policières et gouvernementales.
Ainsi Jean de Saint-Prix est mort, pour ainsi dire, en pleine action. Il est mort de cette action, mort de son dévouement.
Il est mort surtout de son grand coeur. La pensée de la guerre le torturait. Cette discrète, mais âpre et profonde douleur le minait sourdement. Cette préoccupation était, pour son exquise sensibilité, pour la finesse et l'élégance de sa raison, pour la délicatesse de son organisme, un supplice de tous les instants.
Et, d'autre part, il n'avait point encore cette maturité d'âge et de talent qui permet aux Romain Rolland et aux Barbusse de se consoler en écrivant des livres accusateurs et vengeurs, et en créant d'impérissables chefs-d'oeuvre.
En toute vérité, l'on peut dire que Jean de Saint-Prix est mort de la guerre, mort de la mort des autres.
Les jeunes gens qui lui survivent, les jeunes socialistes internationalistes révolutionnaires le vengeront en jetant à bas l'édifice économique et social d'exploitation, de men­songe et de haine pour qui l'âme exquise de Jean de Saint-Prix éprouvait un si parfait mépris.
Jean de Saint-Prix vivra dans leur mémoire.
Dans les heures d'amertume, dans les jours d'épreuves qui très .certainement les attendent, son souvenir brillera comme une lumière dans la nuit. La douceur de son âme, toujours présente en eux, adoucira les inévitables souf­frances.
Et en méditant sur la rectitude absolue de sa pensée et de sa vie, ils prendront en haine et en dégoût ces demi-vérités par où échouent les révolutions, et par où péris­sent les meilleurs et les plus purs de «ces hommes vrai­ment fraternels qui se dressent comme les statues ma­gnifiques du droit et de devoir». C'est Barbusse qui, dans Clarté, les définit ainsi.
Jean de Saint-Prix eût été un de ces hommes-là.
Il est mort en vue de la terre promise. Mais la jeune génération qui surgit, et qui s'est révélée récemment le jour de la manifestation en l'honneur de Jaurès, conser­vera à sa mémoire, le pieux et tendre respect qu'on doit aux précurseurs prématurément ravis.
Emile CHAUVELON.
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SOUVENIRS

Mon cher Fernand Desprès m'avait dit, dans des lettres pleines d'émotion, quel frère de pensée, quel ami affectueux il avait rencontré en Jean de Saint-Prix. Il m'avait raconté avec quelle ardeur et quelle flamme ce jeune homme, qu'une situation sociale privilégiée invitait à une carrière bour­geoise, égoïste et féroce, avait épousé la cause de l'humanité contre la sauvagerie et voulait servir l'intelligence et l'amour contre l'imbécillité et la haine.
Quand, il y a un an, des persécutions odieuses atteigni­rent Desprès, que, sans motif, il fut jeté en prison, tra­qué, diffamé par des mouchards et que des plumitifs ser­viles s'efforcèrent d'échafauder contre lui une accusation que les policiers n'avaient pu arriver à mettre sur pied, Jean de Saint-Prix fut un des rares hommes qui prirent publique­ment la défense de notre ami. Il le fit courageusement, à défaut de tant d'autres, dont le silence fut une lâcheté, plus qualifiés parce qu'ils connaissaient Desprès depuis plus longtemps et savaient mieux que personne sa vie simple, non seulement insoupçonnable mais exemplaire, dans l'iso­lement d'une conscience scrupuleuse et hautaine. Mais qu'importe le sort d'un honnête homme restant volontairement solitaire et pauvre pour demeurer propre, à des gens, à la foule des gens, que la soif de notoriété et de pécune écarte peu à peu de tous scrupules ? Il faut être promu à l'admiration des badauds, être un cabotin ou un rasta­quouère, un « as » de la politique, de l'art, des sports ou de la guerre, ou encore un distributeur de sportule, pour inté­resser ces ambitieux. Pour ces « surhommes à la manque », qui, indifféremment, pourront devenir ministres ou aller au bagne, un honnête homme est un être inférieur.
Jean de Saint-Prix défendit Desprès avec tout l'élan de sa jeunesse et surtout avec la confiance absolue qu'il ne pouvait se tromper quoi qu'en pussent dire les augures policiers. Il est des rayonnements et des certitudes dont les consciences fausses ne peuvent donner l'illusion ; il est des élans que seules peuvent avoir les âmes pures et qu'aucune hypocrisie ne peut simuler : Desprès et Saint-Prix étaient deux belles âmes qui devaient se comprendre, s'aimer, et qui ne pou­vaient se tromper mutuellement.
... Nous ne nous sommes vus qu'une seule fois. C'était en août dernier, à Montélimar. Saint-Prix était venu m'atten­dre à l'arrivée du train. Notre poignée de mains et notre conversation furent immédiatement celles de deux amis. Par-delà les distances, nous étions unis depuis longtemps par une révolte, une douleur, des rêves et des espoirs communs.
La journée était chaude. Dans le jardin public où nous nous promenions des odeurs de buis embaumaient la lour­deur de l'air. Les seuls bruits venaient de la gare toute proche. De malheureux oiseaux exotiques, dont une grue couronnée qui ressemblait à une femme à la mode marchant sur des talons trop hauts, s'ennuyaient dans des cages. Quel­ques personnes somnolaient sur des bancs, ne s'ennuyant pas moins, et ces gens, comme le jardin, comme les oiseaux, comme toute la ville, semblaient loin de la vie, loin de toute humanité.
Jean de Saint-Prix gémissait sur les existences pétrifiées des sous-préfectures, sur leur absence de pensée person­nelle, leur entêtement solide dans des préjugés dont la masse effrayante semble braver le temps et devoir éterniser la mi­sère du monde. Le mensonge de ces préjugés n'avait-il pas réussi à déclancher le plus épouvantable des crimes ? Contre ces forces mauvaises plongeant leurs racines dans vingt siècles de sottise routinière, qu'avaient pu faire les espoirs de vie nouvelle péniblement édifiés ?
Les grands principes étaient-ils autre chose que des for­mules «destinées à bercer l'impatience des hommes voulant aller de l'avant ? Liberté, justice, amour, sont depuis tou­jours des aspirations auxquelles le mensonge donne jour­nellement un travestissement nouveau pour les faire servir à ses fins : caché derrière elles, il abuse les pauvres hommes qui, trop souvent, ne demandent qu'à être abusés. Devant la catastrophe, tous les grands principes avaient été em­portés et, avec eux, les groupes humains qui devaient être leur appui : organisations politiques, économiques, reli­gieuses, artistiques, avaient perdu toute signification uni­verselle et humaine pour devenir nationalistes. Le cercle étroit des patries s'était fermé sur l'universalité des âmes, et le citoyen avait tué l'homme.
Ceux qui voulaient demeurer des hommes étaient restés seuls, suspects et menacés ; la solidarité humaine sombrant n'avait plus de refuge que dans les consciences choisissant des solutions individuelles. Que devaient faire ceux qui ne voulaient pas participer au crime ? Chacun devait agir per­sonnellement, selon les circonstances, suivant ses possibilités particulières. Jean de Saint-Prix aurait refusé de porter un fusil ; il serait allé, dans ce refus, jusqu'au sacrifice de sa vie. Il n'aurait pas été guidé en cela par l'obéissance d'un Tolstoï à la loi chrétienne : il aurait accompli simplement son devoir humain, suivant le libre choix de sa raison et de sa conscience. Dans un parfait équilibre de ses facultés, il jugeait que les opinions doivent se résoudre en actes : inter­nationaliste, il n'aurait pas fait la guerre des patries ; révo­lutionnaire, il aurait fait la révolution.
Il avait appris qu'un prêtre avait prêché contre R. Rolland et contre les pacifistes. Il était allé le voir pour protester et pour lui demander comment il pouvait concilier le natio­nalisme et le bellicisme qu'il manifestait avec l'enseigne­ment du Christ. Et le prêtre, à bout d'arguments, avait fini par répondre qu'il était plus patriote que chrétien !
Que pouvait-on espérer ? L'humanité se dévorerait-elle ainsi toujours ? La dignité d'abord, l'amour ensuite, ne régé­néreraient-ils jamais les consciences, et les progrès sociaux ne seraient-ils toujours que de nouveaux blanchiments d'un sépulcre? L'homme n'irait-il pas, enfin, vers l'avenir en se donnant librement à la vie, et en abandonnant derrière lui tous les cortèges de mort du passé?
Une grande lumière s'était levée du côté de l'Orient et éclairait les jeunes espoirs. Tolstoï avait dit aux peuples comme aux individus : « Le Salut est en vous! », et des peuples paraissaient l'avoir compris et vouloir briser les chaînes de leur servilité. Pouvait-on espérer la propagation de l'incendie libérateur? Pouvait-on être optimiste? Oui, on devait l'être de toute son âme, de toutes ses forces.
Malgré tout, la vie est plus forte que la mort. L'humanité vit dans le mensonge et le crime, mais elle vit, et elle porte en elle des forces de rédemption. En elle rayonnent toujours des hommes qui sont l'Esprit, c'est-à-dire la Justice et la Vérité. Ils ne sont pas nombreux, mais ils ont une puissance invincible, celle de l'Idée qui ne meurt pas et qui fondera peut-être une humanité abondante en sagesse.
C'est une loi naturelle observée par Elisée Reclus que, malgré toutes les calamités, il y a une masse de bien supé­rieure à celle du mal : l'effort humain ira peut-être un jour vers ce bien.
Et même, si l'humanité devait tourner à jamais dans un cercle d'infamie, nous devrions encore rester optimistes pour nous-mêmes, pour la possibilité d'une vie que nous ne vou­lons pas chargée de dégoûts, pour notre gloire intime, pour notre fierté. Même las, accablés, notre optimisme ne doit-il pas s'alimenter de cette expérience, qu'il est plus facile et moins fatigant de faire de bonnes actions que des mauvaises, d'être un brave homme que d'être une fripouille, sans comp­ter la sérénité qu'on en retire et qui a un prix incomparable pour qui a tant soit peu le respect de soi-même.
... La nuit était venue. Dans le calme plus pur du soir, nous évoquions, de Socrate à Tolstoï, de Rabelais à Shakes­peare, à Beethoven, ceux qui, dans la beauté et dans l'amour, ont fondé les raisons éternelles de l'optimisme humain. Une grande douceur et une foi ardente nous pénétraient. Nous sentions qu'une infinie miséricorde pourrait descendre parmi les hommes et les faire meilleurs, par l'effort de tous ceux de bonne volonté.
Voilà les souvenirs d'une rencontre avec Jean de Saint-Prix. Une soirée récente m'a rappelé encore, bien à propos, son indignation du refus opposé par les professionnels de la musique, boutiquiers d'art, à l'exécution à Paris de la Neu­vième Symphonie de Beethoven (1). Un grand pianiste lui avait dit que ce serait de l'indécence !...
Or, j'ai assisté à une soirée fort émouvante, réplique de
(1) Ces espèces sont de partout. Je les ai vus, ces profes­sionnels, à Marseille, descendant le buste de Beethoven qui honorait la salle des concerts et refusant de jouer la musique de ce « boche », mais jouant sans remords celle du surboche Meyerbeer dans d'incessantes représentations des Huguenots, de Robert le Diable, de L'Africaine, etc...

l'intelligence triomphante à la pudibonde imbécillité des marchands d'art, et qui aurait enthousiasmé Saint-Prix.
Par l'initiative d'Albert Doyen, au milieu d'une foule po­pulaire accourue pour communier dans la Beauté, des chœurs, composés de travailleurs réunis pour leur propre joie, chan­tèrent le final de cette Neuvième Symphonie ; et c'était le plus beau cri d'espoir qu'on pouvait entendre.
Il me confirmait ce que nous nous étions dit avec Saint-Prix : la folie des hommes n'est que le résultat du système d'abrutissement auquel les soumettent ceux qui les dirigent. Ce n'est que par une préparation habile qu'on les a con­duits à la guerre. Comment pourrait-on dire : « N'oubliez pas! La haine est sainte! » et autres inepties à des foules qui seraient familières dans la compréhension d'un Beetho­ven? Ce serait impossible, et c'est pourquoi on distribue aux foules la bêtise des cinémas, des music-halls et autres lieux de dépravation intellectuelle et morale, comme on gave d'al­cool les malheureux qu'on envoie à l'assaut.
Que le peuple arrive à se débarrasser de tous ses abrutis­seurs, de tous les misérables qui n'ont d'efforts que pour l'avilir et le maintenir dan la sujétion ; puisse aller librement vers la Beauté, et il saura alors réaliser sur les ruines du vieux monde abattu, l'œuvre de liberté et de fra­ternité dont Beethoven a été l'annonciateur mélodieux.
Edouard ROTHEN.

L'Internationalisme de Jean de Saint-Prix

Les esprits véritablement internationaux sont rares.
La grande Révolution bourgeoise, et l'Empire qui lui a succédé, ont formé la société européenne moderne en la pétrissant pour ainsi dire d'une notion exhumée de l'an­tiquité païenne : la lâtrie patriotique. Cette société, qui fut la nôtre. hélas ! aura duré cent ans environ. Elle est finie, et l'on sait dans quelle sanglante frénésie ! La société nouvelle ne pourra reposer que sur la base internationale.
L'idée de Société des nations est à peine un indice vel­léitaire d'avenir, un consortium d'intérêts par un com­promis temporaire. Le mot nation subsiste ; autant dire Addition de divisions. Ce sont les divisions qu'il faut abo­lir et non consacrer à nouveau. « Le genre humain est un par essence, dit Lamennais, et l'ordre parfait n'existera, et les maux qui désolent la terre ne disparaîtront entiè­rement que lorsque les nations, renversant les funestes barrières qui les séparent, ne formeront plus qu'une grande et unique société. »
Les protagonistes des différents projets de Société des nations sont encore enfermés dans la gangue des patrio­tismes ; il faudra qu'ils s'en libèrent. Ou, plutôt, il en faudra d'autres, qui soient moins Grecs et Romains, et qui veuillent bien consentir à laisser les hommes penser et vivre par et pour eux-mêmes, au lieu de les faire sentir et mourir par Plutarque.
A l'heure actuelle, il semble encore que le plus gros effort de libération, même de ceux qui se disent affranchis, consiste à adopter la ridicule attitude de l'âne de Buri­dan ; et l'on a ouï au procès Villain des hommes politiques ni chien ni loup, ni chair ni poisson, qui ont proclamé que le véritable internationalisme menait au nationalisme, et aussi que le meilleur national était l'international. Im­puissance, hybridité de la pensée. Il y a des personnalités notoires qui traversent la vie en demeurant à l'âge ingrat, et dont l'idéal est une perpétuelle mue. « Quoi ! dit l'aca­démicien quinquagénaire, on a pu douter de mon zèle pa­triotique et belliciste ! Qu'à cela ne tienne : je vais de ce pas passer le conseil de révision ! » On vous dé­fend la viande, dit le médecin de Montaigne ; ne vous chaille, je vais vous l'ordonner.
Michelet, Hugo, Jaurès, parmi les plus fameux, ont donné de hauts exemples de cette incertitude morale, et c'est un jeu de choisir dans leurs oeuvres des pensées qui se contredisent radicalement sur le point Humanité, Patrie ! Tout récemment M. Barrès a pu, en citant Victor Hugo, prouver qu'il était chauvin ; et l'on a immédiate­ment pu le démentir en produisant d'autres de ses textes qui prouvent qu'il fut humain ! Triste jeu, car ces pon­tifes, ainsi que beaucoup d'autres, en révélant leur propre confusion sur un point aussi fondamental, n'ont pas peu contribué à l'épouvantable et burlesque équivoque en vertu de laquelle les hommes qui veulent la vie et la paix, con­sentent pourtant, sur le signal de leurs diplomates, à la guerre et à la mort !
Les esprits véritablement internationaux sont encore peu nombreux parce que la force de caractère est plus rare que le talent ou le génie. Bien peu ont le courage de con­fesser avec Tolstoï : « Tous les hommes sont également mes frères ! » Notre Jean a eu cette force. Il avait déjà brûlé l'étape douteuse de l'inconsistance morale, et il se trouvait, à 22 ans, de plain-pied avec le voyant d'Iasnaïa­-Poliana. J'en atteste ma chère soeur en Tolstoï, Véra Starkoff, qui a bien connu cet aspect de sa grande âme. Il est venu avec tout son coeur généreux, sa raison limpide et sa profonde culture à l'Internationalisme intégral. On ne peut à la fois diviser et réunir. « Qui n'assemble pas dis­perse », a dit le grand international Jésus. Il faut choisir. Saint-Prix avait choisi. Qu'il me soit permis, à moi, le doyen de ses intimes, de le proclamer sous le titre de cette publication où il a écrit. Sa mort est une grande perte pour l'avenir humain. Que n'eût-il pas donné ?... Nous cher­chons, nous cherchons un caractère de la force de cet enfant !...
Gustave DUPIN.

JEAN DE SAINT-PRIX
(26 Septembre 1896 - 18 Février 1919)

Le 4 août 1914, je n'avais pas tout à fait 18 ans. Tout de suite j'ai été résolument, sans restriction, contre la guerre. Seulement, la chute brus­que de mes illusions d'adolescent, ma solitude et la réalité de la guerre, contre laquelle ma révolte ne pouvait rien, m'ont fait souffrir. Alors je me suis tourné vers les choses de l'âme, comme vers un refuge, parce que j'étais trop jeune pour porter cette douleur.
Jean DE SAINT-PRIX.

Oui, il était bien jeune. Bien jeune pour porter la mons­trueuse douleur du temps où, plein d'amour et de foi dans les hommes, il s'ouvrit à la vie ; mais en tout temps et en tout âge, sa force eût été inférieure à sa souffrance, parce que cette souffrance, incroyablement désintéressée et riche, était une vocation, et qu'elle rassemblait en lui, avec une puissance passionnée, les plus complexes douleurs du monde.
Vous qui l'avez connu et qui rappelez son corps charmant et frêle, ne laissez pas mourir en vous son image, qui aux plus sombres heures fut l'image de notre jeunesse, et notre clarté dans la nuit. Et vous tous qu'il aima sans vous con­naître, avec nous penchez-vous sur son existence et retrou­vez en nous la perte que vous avez faite, vous aussi..
On a évoqué l'inclinaison légère de sa tête vers l'épaule, quand il écoutait et qu'il allait répondre ; il est là en effet, dans cette pose familière. Son attention méditative le livre ardemment à la vie extérieure, en un don de soi sans calcul ni réserve, et cependant elle se ferme sur un secret ; ceux qui l'aimaient ont respecté cette pudeur dont il était tout empreint ; ils l'ont trop respectée peut-être, car elle envelop­pait les deux pôles entre lesquels il s'est débattu avec une violence qui a contribué à le briser.
Pourtant, qu'il est jeune et clair! En quelque compagnie qu'il fût, nulle fausse timidité d'adolescent, nul embarras ; mais un rien de gaucherie d'enfant, qui donnait à son allure et à toute sa personne une délicatesse féminine et fragile. Le bas de son visage, avec les lèves tendres, le galbe un peu large de ses joues et la rondeur du menton, la fine ondu­lation de ses cheveux sur les tempes, tout cela et surtout sans doute l'inexprimable pureté qui émanait de lui, le fai­saient paraître plus jeune encore qu'il n'était. Mais, comme chez tous les êtres où l'âme est grande, c'étaient ses yeux d'abord qui appelaient, et sa grande âme vierge et frémis­sante se donnait d'abord dans la lumière de son regard.
Lumière qui ne s'éteindra en aucun de ceux qui l'ont aimé.
Devant elle on ne s'occupait plus de sa jeunesse ; la lumière n'a pas d'âge. Jeunes, certes, ses yeux l'étaient aussi, neufs et caressants comme les yeux de ces tout petits qui l'ont toujours attiré et qu'il a eu l'extraordinaire pouvoir de com­prendre ; mais leur profondeur de pensée, leur mystérieuse gravité, leur sérénité, et soudain ces creusements étranges... Non, cette lumière ne s'éteindra pas en nous.
Il parlait. Nos faibles mémoires, que retiennent-elles de la voix de nos morts ? Je me souviens que la sienne était douce et précise, sans chantonnement, d'une sonorité bien posée, avec des inflexions où passaient sa bonté affable et son soin de ne jamais nous peiner. Avec une hésitation parfois, un effort, comme pour s'arracher à lui-même.
La bonté, ce n'est pas la vertu d'un jeune homme de vingt-deux ans. L'aspiration vers la pureté en est une davantage, mais non à ce degré de fièvre qui le dévorait. Quand nous l'avons perdu, beaucoup ont dit, et des hommes faits et de vieux hommes : « Il était le plus pur d'entre nous. » Ce n'était pas une vertu stoïcienne ou chrétienne, qui utilise et sacrifierait l'univers pour croître et s'affiner ; son coeur géné­reux répugnait aux pharisaïsmes, et d'abord à celui du per­fectionnement individuel solitaire. Mais d'un mouvement que rien n'arrêtait, sa nature s'insurgeait contre tout ce qui est corrompu dans l'homme et dans la société, et allait vers tout ce qui est sain, beau et vrai ; par là il a cru à la liberté et à la justice, et il s'est d'instinct trouvé prêt à lutter pour elles.
« Le plus pur. » Nous ajoutions : « Et le meilleur. » S'il chercha cette lutte de même que s'il eut cette compréhen­sion des enfants que je rappelais, c'est qu'il voulait toujours, par nécessité intellectuelle, remonter aux sources de la vie, et c'est qu'il était bon, étonnamment bon.
Il souffrait personnellement de voir souffrir, quelle que fût la souffrance, quel que fût l'être souffrant ; et il voulait souffrir ainsi. Plusieurs fois, il a cité ce mot de Pascal . « Jésus sera en agonie jusqu'à la fin des siècles. Il ne faut pas dormir pendant ce temps-là. » Et ceux-ci de Tolstoï : « Les hommes sont malheureux, ils souffrent, ils meurent ; on n'a pas le temps de flâner et de s'amuser. » Je ne crois pas que quiconque, et pas même Pascal et Tolstoï qui les écrivirent, ait vécu plus intimement que lui l'angoisse tra­gique de ces phrases. Il n'a pas voulu flâner, s'amuser, dor­mir. Et lui dont la sensibilité était brûlante, il n'a sans doute haï personne. Son coeur était tout amour.
Je n'écris pas un panégyrique. J'écris un adieu plein de douleur. J'écris à mon ami qui est mort, et pour essayer de dire l'homme que les hommes ont perdu. Cet ami, qui fut le plus véridique des êtres, si je flattais sa mémoire d'un terme qui forçât le moindrement la vérité, ce serait un sacrilège. Alors, si je dis vrai sur lui, on sera surpris non qu'il ait quitté un inonde maudit, mais qu'il ait pu, y vivre vingt-deux ans. Souvent moi aussi j'en suis surpris. S'il a pu y vivre, c'est peut-être justement parce qu'il fut tout amour, et que l'amour le soulevait un peu de terre. Quand il était là, corporellement, comme spirituellement, il nous semblait un peu aérien ; et je pense que lui-même en eut quelque senti­ment. Mais maintenant il a disparu, Ariel.

***

Si je dois me briser les ailes, je ne puis le savoir qu'en m'envolant.
Jean DE SAINT-PRIX.

Il croit, il aime ; ses compagnons d'alors se souviennent de son adolescence, de sa pensée déjà puissante, de tant de richesses intérieures qui vont s'épanouir : car voici la jeu­nesse.
La jeunesse ! « Je n'avais pas tout à fait dix-huit ans... » Et ce fut la guerre.
Il semble que sous ce coup, il y ait eu dans sa vie une rup­ture affreuse où il douta de tout. Mais cet enfant, au coeur héroïque va faire l'apprentissage des retours éternels entre lesquels il sera écartelé ; son désespoir devant la folie et le crime des hommes lui sera un tremplin pour s'élancer vers une foi plus hardie et plus sereine, et vers l'action.
La conscience de ses aînés fléchit ; parmi les jeunes, les âmes moins bien trempées, les intelligences plus courtes glis­sent au scepticisme, abdiquent leur destinée, se perdent dans un amour de soi sans issue. Lui, il accepte sa maturité brusquée ; il est sauvé du néant par l'excès même de sa dou­leur. Et c'est aux jours du crucifiement de l'homme et de la révolution reniée qu'il se donne de toutes ses forces aux grands vaincus.
Cette période, où il s'est le plus dépensé extérieurement, fut sans doute aussi la plus tonifiante de sa vie ; en quelques mois, quand ceux qui avaient juré de veiller dormaient, il aura le temps de remplir une existence militante pas­sionnée, d'ailleurs réfléchie et féconde.
A la plupart de nous, il n'était apparu qu'alors ; et avec la grâce de sa jeunesse et son coeur intrépide, il était comme l'ange de la révolution. Il revenait de Suisse, où il avait rencontré des hommes fidèles. Il en avait rapporté une flamme brûlante ; et il aurait voulu se jeter entre ses frères égarés, et sauver le monde.
Il aurait tout donné, son intelligence, sa santé, sa vie. Il avait tous les courages, et parfois nous tremblions de le voir, lui si pur, dans cette mêlée boueuse où nous sentions qu'il aurait donné jusqu'à son honneur s'il avait jugé que le sacrifice de son honneur était utile. Non qu'il fût incon­sidéré ; ce n'était pas une des moindres forces de sa nature, que son enthousiasme fût raisonné, que sous son apparente douceur il eût une sévère volonté de domination de soi, et qu'il calculât avec un sens très ferme ses plus audacieuses initiatives. Mais pour lui, si respectueux de la personne humaine, il n'y avait qu'un être qui, devant la grande misère des hommes ne comptât point, et c'était lui-même.
C'est pourquoi il n'hésitait pas à utiliser son nom dans la lutte, alors qu'il était d'une délicatesse et d'une réserve extrêmes, et qu'il refusait de devoir à son origine aucun avantage personnel. Naturellement beaucoup le compre­naient mal, et même des amis se méprirent devant une mo­destie et une simplicité qui dépassaient en effet les com­munes mesures.
Méprise est un terme impropre. La supériorité secrète ré­pandue en lui, on peut croire qu'après une période d'atti­rance, elle éloignait légèrement ceux qui n'étalent pas dans son intimité immédiate. Cet éloignement faussait leur com­préhension ; des hommes qui avaient de la sympathie pour lui ont pu craindre qu'il ne se mît en avant, alors qu'il ne se mettait qu'en premier rang du risque, avec le seul souci d'employer, dans un absolu désintéressement de soi, toutes les armes à sa disposition.
On sait avec quelle bravoure il en usait. Était-il né, lui si fin et si doux, pour cette bataille cruelle? Mais c'est avoir une basse idée de l'action que de la réserver à des lutteurs forains ; là aussi les méditatifs sont les meilleurs, quand la probité et la tendresse du coeur réchauffent en eux la logique de l'esprit. Jean de Saint-Prix entre dans l'action, comme un Aymerillot, sans choisir ses adversaires et sans considéra­tion des dangers qu'il courra.
Contre toutes les puissances de haine, d'oppression, d'in­jugtice, contre les sophismes cérébraux et les lâchetés mo­rales des passifs, contre les tièdes surtout, et jusques contre nous, qui n'avions pas su inventer le salut des hommes... Comme nous l'aimons, de ne s'être pas satisfait de notre pauvre effort!
Ainsi il se multiplie. « Il voulait », écrit quelqu'un qui l'a entièrement connu « accomplir sa destinée et son oeuvre sans se laisser arrêter par rien ni personne. » Et il veut aussi, c'est sa destinée et son oeuvre, donner toutes ses forces, en tous sens, à ce qui lui paraît alors la tâche unique. Nous redoutons parfois cette dispersion. Mais il va ; et nous finis­sons par comprendre sa calme obstination, nous respectons complètement sa liberté : lui-même il se créera sa discipline, il se regroupera selon sa loi propre... Hélas !
Contre les tièdes surtout... C'est à ceux-là que s'opposait le plus sa nature affamée d'absolu, et il les attaquait avec violence. « Malheur à vous, parce que vous bâtissez les sé­pulcres des prophètes que vos pères ont fait mourir. Vous témoignez assez par là que vous consentez aux actions de vos pères ; car ils les ont fait mourir, et vous bâtissez leurs tombeaux. » Il bataillait à visage découvert, sans se réserver d'appuis, sans ménager personne ; et il préparait contre soi des rancunes solides.
On exploitait ses violences. On rappelait que certains poli­ticiens assouplis avaient été exaltés à vingt ans. Quelle déri­sion ! La Révolution, lorsque Jean vint à elle, était vaincue et proscrite, et s'il frappait ses serviteurs infidèles ou médiocres, ce n'était que pour la mieux servir, et par amour des peuples assassinés. Qu'avait-il à gagner, aux heures où il criait sa solidarité avec des hommes menacés d'inculpa­tions capitales, à jeter son nom aux Giboyer de l'impéria­lisme d'affaires, toujours prêts à salir ce qui est beau et pur? Il n'a pas craint cette salissure et il s'est, en effet, mis en avant, chaque fois qu'il s'agissait de soutenir ses amis diffamés ; Guilbeaux, Desprès, il les a défendus avec une ténacité acharnée, comme il devait se défendre, douze jours durant, contre la mort.

**

Moi qui ai aussi donné de la lu­mière à des humains, pendant que mon coeur se débattait dans l'an­goisse et l'incertitude.
Jean DE SAINT-PRIX.

Et il a écrit pareillement : « J'étais faible, et j'ai lutté comme si j'étais fort. »
J'ai parlé de lui. J'ai dit qu'il fut grand et héroïque. Je n'ai rien dit encore. Je n'ai parlé que de ce qu'il eut de plus apparent. Sa grandeur, son héroïsme, les voici.
On a cru voir en lui un jeune homme ardent et sans trouble, que son enthousiasme portait ; on l'a loué de sa foi généreuse que ne traversait aucun doute, et de sa confiance en la vie. Il a vécu avec la mort, il a aimé la mort, et il fut désespéré. Et, c'est avec cela en lui qu'il a lutté, sans un frémissement du visage.
Il n'y a pas de contradiction, mais deux états entre les­quels il a oscillé, qu'il a souvent unis dans une tension si­multanée.
Sa vraie lutte est ici ; sa lutte première et fondamentale, celle qui a permis, conditionné, passionné dans son atmos­phère grandiose et terrible l'autre lutte, celle que l'on con­naît, celle qu'il mena, sans se souvenir de soi et sans trem­bler, contre le dehors. Cette part secrète de son être, cette part qui n'est qu'une longue douleur saignante et l'âme tragique de son âme, je l'effleurerai seulement, avec toute ma tendresse et toute ma piété ; il n'appartient qu'à lui de ré­véler ce qui peut en être dit aux hommes : dans le recueil de ses écrits, de ses admirables lettres, ceux qui peuvent comprendre retrouveront sa belle essence ; mais, à cause de ma piété même, à cause de la vérité, je dois entrer dans ce secret.
La vérité. La voilà nommée, celle qui l'a fait si grand et qui l'a tué peut-être.
La vérité est ce que l'on n'accepte pas de l'extérieur comme un apport imposé et subi, elle est ce qui fait partie si intégrante de l'être, qu'en l'affirmant on s'affirme soi-même et que l'on ne pourrait le renoncer qu'en détruisant et en niant sa propre existence. Tous les hommes n'ont pas un égal besoin de vérité, ils ne sont pas également scrupuleux envers cette substance de leur être. Celui-ci ne subit jamais. La conviction, qu'elle lui soit proposée par d'autres ou qu'elle vienne de lui, il ne l'accepte que s'il peut la ré­clamer tout entière pour sienne, que s'il l'a éprouvée et s'il peut la confesser entièrement. Son aspiration vers l'absolu sera satisfaite ici ; il sera absolument sincère.
Il s'applique donc à faire en soi table rase. Mais non pas avec un détachement cartésien ; à peine peut-on dire que cette attitude soit une critique, tant elle est perpétuellement sous-tendue par une volonté d'aboutir, par une impatience constructive ; et ce n'est pas davantage une besogne une fois faite et que l'on ne recommence plus. C'est une inquié­tude permanente et qui pénètre l'ensemble de la vie, affec­tive comme cérébrale, - ou plutôt qui est déjà l'unité même de la vie, car les compartimentages n'ont guère de sens de­vant cette âme livrée frissonnante à tout le mystère orageux de l'existence, et assez puissante pour ne jamais se refuser au sphinx, pour vouloir au contraire étreindre, contenir tout ce mystère.
Seulement l'amour aussi le possède, n'accepte pas d'être différé, le presse d'agir... Alors, le voilà, ce jeune homme que l'on imaginait porté par les illusions, ce jeune homme qui allait avec sa confiance naïve, droit devant lui, sans soupçonner les obstacles, sans trouble! Entre les deux forces qui le déchirent, que fera-t-il ? 11 ne choisira pas. Mais nous, nous ne verrons que son action ardente, sereine, droit devant lui en effet, nous ne saurons pas qu'elle est le dé­nouement provisoire d'un drame qui renaît sans cesse et qui l'épuise, et qu'il nous cache, parce qu'il estime que l'indi­vidu n'a pas le droit d'affaiblir les autres hommes, proies eux-mêmes de leurs propres sphinx, avec la confidence de ses lassitudes et de ses faiblesses. Oui, découvrant la somme et l'âpreté des douleurs ininterrompues que son sourire cou­vrait, connaissant que tout ce qu'il nous donna, tout ce qu'il donna à l'action était un triomphe encore saignant sur lui-même et qu'il lui fallait toujours reconquérir par de nou­veaux combats, je dis que cet enfant de vingt-deux ans fut un héros.
On serait .tenté de fixer des périodes aux alternatives de sa lutte intérieure. Je crois aussi que dans les derniers mois de 1917 et les premiers de 1918, sa température morale fut à son point le plus haut et le plus favorable, et qu'une dé­pression y succéda qui a pu amollir jusqu'à sa résistance phy­sique. Mais, c'est une vue grossière. Même ses heures de foi, il les a chèrement achetées, et même au fond du désespoir, il n'a pas cessé de lutter. Quand la mort l'a saisi, il s'est raidi contre elle, ainsi qu'il l'avait rêvé et écrit plus d'une année auparavant, à l'extrême limite de son énergie, et il ne s'est pas rendu.
La mort, qui avait toujours été présente à sa pensée, qui toujours disait le dernier mot, la grande, l'unique victo­rieuse... Il a composé en face d'elle des pages d'une vérité frénétique, d'un courage sur soi qui est atroce. Je songe à l'âge où elle nous l'a pris, et je ne puis m'arrêter ici plus longtemps. La mort, contre qui, cependant, sa rébellion res­suscitait toujours... Je songe aussi aux malheureux qui ont parlé du dilettantisme anarchiste de ce jeune bourgeois, et aux hommes qui ont voulu la guerre, à la guerre qui a dé­chaîné en lui toute la tempête. Il a écrit qu'il était faible. Qui de nous aurait supporté cette tempête avec une égale force d'âme ?

Mais l'existence n'est pas tout. Le jour de la mort viendra tôt ou tard. Comme moi, espère dans le grand re­pos. La certitude de sa venue est la seule chose rassérénante.
Jean DE SAINT-PRIX.

Il n'y a pas que la tempête. Un enfant en qui tressail­laient d'aussi poignantes virtualités, l'horrible veillissement de cette guerre le charge d'une expérience plus pesante que n'auraient fait cinquante années d'âge. Jean de Saint-Prix à vingt-deux ans est semblable au vieux Tolstoï fuyant ses abîmes intérieurs à travers les steppes de Russie. Toutes les espérances se sont flétries entre ses mains, et il aspire à la mort.
Certes, tout son être demeure substance d'amour. Il ne nous a jamais reniés, il n'a jamais renié l'humanité en croix, il n'a jamais renié la lutte. Mais toutes ses interrogations se brisent aux murs de sa prison terrestre, et retombent dans son coeur affamé de certitude comme des ironies désolées.
Je ne blasphémerai pas contre lui. Je crois qu'il y avait en lui tant de grandeur que le grand souvenir qu'il nous a laissé est peu de chose en regard de ce que la mort nous a volé. Je crois que l'habitude de la bataille et de la souffrance n'aurait rien retiré à sa puissance d'aimer, mais qu'elle l'eût cuirassé contre lui-même, comme il l'était déjà contre les incompréhensions et les déceptions extérieures ; et à cause de sa vaillance et de ce qu'il eut d'Ariel, je crois que, de retours en retours, le rude apaisement que porte avec soi la fatigue même de la lutte se serait répandu en lui. Mais, il est vrai que lorsqu'il nous quitta, c'était un temps accablé et obscur. Et il est vrai aussi pour nous que sa mort a paru justifier son plus profond désespoir ; nous sommes plusieurs qui, étourdis sous le coup, n'avons plus alors retrouvé de sens à la vie. Jean n'est plus parmi nous. Il ne sera plus ici pour nous. D'où reviendra notre lumière ?
Et cela reste vrai. Pour notre peine sans consolation, ce qui fut son être, l'être réel que nous avons aimé, est tout entier à présent disparu. Mais ta mémoire, ami aérien, n'est pas cette chose morte, arrêtée à jamais, immobile derrière la porte d'un tombeau. La pierre que l'on ne soulève pas ne fermera non plus mon adieu. Je serais infidèle à sa lutte hé­roïque en ne saluant que le néant, et il y eut assez d'amour en lui pour qu'il soit aujourd'hui un peu vainqueur de la mort. Avant de rentrer dans le combat qui fut le sien, j'achèverai cet adieu sur des paroles sereines.
Il a cru sans espérance, oui. C'est ainsi qu'il faut croire ; dans l'œuvre à laquelle il donnait sa vie, nous ne travaillons pas pour un salaire. Il a cru ; j'ai dit dans quel perpétuel et cruel enfantement mais une valeur qu'il n'a jamais mise en doute, c'est la valeur de l'effort humain. Alors que tout se dérobait, ce point d'appui, qui n'est pas formel, qui est l'honneur de l'esprit de l'homme ce dur point d'appui de­meurait et ne vacillait pas. Le monde humain, perdu dans l'espace et dans le déroulement des âges, a pu rester pour lui une barbare énigme ; que cette énigme fût insoluble, il le savait, il en était déchiré, il ne s'y résignait pas. Et il croyait en la grandeur d'être irrésigné, et il croyait en la bienfaisante grandeur, en la vertu divine des îlots que sont ces irrésignés épars dans l'océan sans rives. Cette croyance n'est pas une foi pour les lâches, mais, quand même elle a le néant pour mot suprême elle est une foi, elle est le con­traire de l'abdication.
A vingt-deux ans, il laisse une oeuvre de force. Elle sera publiée. En elle-même, et parce qu'elle n'est que l'expres­sion de l'oeuvre profonde que fut son âme elle sera pour nous tous et pour l'homme de demain, un témoignage et un exemple. Jeunes hommes de la bourgeoisie qui hésitez au carrefour, l'image de celui qui était né parmi vous peut aider à votre choix ; bien peu oseront prendre sa route, mais nous aurons confiance en ceux qui le suivront, qui n'auront pas peur de la vérité qu'il a dite ; et en cette vérité il y a aussi de la joie. Jeunes hommes du peuple, comme eux vous avez à apprendre de celui qui aima la vérité et la justice bien plus que sa vie ; il était sans vanité et sans ambition, mais il voulait servir. Il a servi, et il est mort « vivant », ainsi qu'il l'avait souhaité.
« Comme moi, espère dans le grand repos. » J'ai dit qu'il avait aspiré à la mort. Plus je me penche vers lui, plus s'im­pose à moi l'étrange sensation de reparcourir l'expérience d'une longue vie. La mort, le sommeil après la tâche faite, nous devons y songer aussi, nous devons l'aimer aussi ; cela aussi est une pensée bienfaisante aux forts. Lui, il avait tellement rempli sa vie dans ces cinq années de la guerre, que, peut-être, en effet, elle était une longue vie. Voici main­tenant devant nous, tout près, le temps des revanches hu­maines qu'il appelait. Ami, nous te saluons sur le seuil ; ta pensée tout entière est vivante en nous. Comme toi, pour les luttes de la vie nous croyons en l'homme, nous ne croyons qu'en lui; et nous n'épargnerons pas notre effort ; car, comme toi aussi, ami, ami bien-aimé entré avant nous dans le grand repos, comme toi aussi nous espérons.
Marcel MARTINET.


« S'il n'y avait pas une fatalité d'idéal dans les âmes, comment n'ab­diqueraient-elles pas devant la fata­lité de la nature ? »
Jean DE SAINT-PRIX.

Dans la perspective du souvenir, il vit par le rayonnement de son intelligence. Il l'avait réalisée tout entière, dès son enfance, comme ces ciels tropicaux qui, sans connaître les crépuscules, possèdent d'un seul coup tout le soleil. Ainsi, il s'est éteint brusquement, sans laisser derrière lui ces lon­gues lueurs de nos climats, mais ceux qui l'ont connu à son zénith ne pourront pas l'oublier.
Il vivait dans un flamboiement. L'intelligence en lui n'était pas cette desséchante aptitude à l'abstraction qui est une forme du nihilisme mental ; elle ne s'abaissait pas non plus au pragmatisme quotidien, aux adaptations à la ma­tière qui ne sont que les ruses de l'instinct. Mais, ayant compris toute la vie, il en avait assumé, sans réticence, toute la charge et, tout entier, il s'était voué à elle. Ainsi, il réalisait cette « fatalité d'idéal », grâce à laquelle il n'a pas abdiqué devant les « fatalités de la nature ».
Il savait qu'à lutter contre ces fatalités, l'homme acquiert la dignité d'homme ; il savait que l'asservissement de la matière est la première étape de la libération de l'esprit et qu'à l'accomplissement de cette étape, la société capitaliste, la société militariste, la société théocratique oppose devant la marche des hommes l'encombrement brutal et meurtrier de ses richesses, de ses patries et de ses dieux. Il savait que l'homme peut s'affranchir de ces barrières, et ce n'est point sentimentalement, par simple pitié, mais, consciemment, avec toute la lucidité de son intelligence et la logique hon­nête que lui imposait sa lucidité que Jean de Saint-Prix était révolutionnaire.
Il savait, lui qu'auraient pu tenter toutes les joies de la contemplation, les fleurs et les musiques de l'art, que ces jouissances supérieures de l'humanité ne sont possibles dé­sormais qu'au prix de la plus douloureuse délivrance et que nos générations volontaires doivent être le ferment dont s'éclora le monde nouveau. Et c'est pourquoi, sans mentir à sa destinée par aucune complaisance, il s'est jeté dans la lutte, devançant ses aînés, manifestant pour nous, qu'arrê­tait l'hésitation ou la lassitude, notre conscience même et le hautain devoir, dont sa mort nous a fait le legs impérieux et l'inconsolable abandon.
Joseph Bluter.

JEAN DE SAINT-PRIX

Dans la solitude de sa conscience et de son coeur, sa pen­sée avait mûri lentement et quand il vint vers nous, avec l'ardeur de ses vingt ans, il était déjà des nôtres, depuis longtemps. Mais tandis que la guerre, chez d'autres, dé­truisit toute foi en l'avenir humain, lui, sut résister à la fu­neste contagion de la bêtise et de la férocité. Il garda intactes ses idées reniées, bafouées, par tant d'intellectuels et de militants qui, du jour au lendemain, s'étaient trans­formés en foudres de guerre. Il assista, l'âme déchirée, au spectacle lamentable des reniements et des trahisons.
Au cours d'un voyage en Suisse, il vit Romain Rolland et ses amis, petit groupe d'écrivains demeurés fidèles à la cause sacrée de l'humanité, pacifistes, déterminés et interna­tionalistes convaincus: Il trouva près d'eux un précieux ré­confort. Désormais, il se sentit moins seul.
Je le revois, se présentant à nous, les yeux clairs, l'air doux et pensif, la main cordialement tendue. Dès l'abord, on comprenait qu'on avait devant soi un être d'une intelli­gence exceptionnelle, d'une sensibilité rare. Il n'était pas nécessaire d'échanger beaucoup de paroles pour confirmer le profond accord de nos sentiments et de nos pensées.
En ces jours sombres, la guerre stupide, démesurément meurtrière, opprimait les consciences probes. Les masses po­pulaires, abusées par une presse servile et vénale, prenaient parti pour le nationalisme et l'impérialisme des gouver­nants. Les esprits indépendants étaient condamnés au si­lence ignominieux. La civilisation s'effondrait sans qu'on pût lui porter secours. L'Europe se suicidait. Un prompt rétablissement de la paix seul la pouvait encore sauver. Mais comment mettre fin à l'assassinat monstrueux et systé­matique? Ces préoccupations nous obsédaient douloureuse­ment.
Quelles heures d'angoisse nous vécûmes ? Et quelles co­lères grondèrent en nous! Les fous et les criminels triom­phaient en tous pays. Au printemps 1918, nous disposâmes enfin d'une tribune libre, la Plèbe, et nous pûmes exposer, à. coeur ouvert et sans crainte, nos opinions antiguerrières. Jean de Saint-Prix fut un collaborateur talentueux et com­batif. Mais, la censure mutila ou supprima la majeure par­tie de ses articles. Et bientôt, d'ailleurs, MM. Mandel et Clemenceau, adversaires de toute contradiction, supprimè­rent le journal qu'ils trouvaient trop vivant. Etre vivant, c'est un crime que ne pardonnent pas ceux qui, pour des conquêtes de territoires, pour de nouveaux marchés ou la vaine gloire du triomphe militaire, n'hésitent pas à mettre le monde à feu et à sang et à peupler les tombeaux.
Jean de Saint-Prix était un vivant dans toute la force du terme. Nul plus que lui n'aimait la vie et ce qui lui donne son véritable prix : la liberté. Tout ce qui comprime, entrave et détruit la vie lui apparaissait comme un blas­phème.
Il abhorrait la guerre et l'ordre social qui l'engendre. Des effets, il remontait lucidement aux causes. La solution qui s'imposait, impérieuse, à son esprit : la révolution, il l'appe­lait de tous ses voeux.
Il admirait la puissance du mouvement révolutionnaire russe et tenait en haute estime ses créateurs : Lénine, Trotsky, Lunatscharsky, Gorky, et le grand peuple idéaliste qui chassa ses tyrans et réalisa la justice sociale.
Par contre, il souffrait vivement de la dépendance des peuples en proie au vertige guerrier, trompés par leurs ber­gers, et l'isolement moral de la classe paysanne l'inquiétait comme une menace pour toute la famille humaine.
Il était frémissant de révolte devant toute injustice. Il avait le culte de l'amitié. Il plaçait la vérité au-dessus de tout. Il était toute flamme, toute pureté, toute grandeur.
Nous l'aimions comme un frère, et comme un compagnon de lutte parfait. Nous étions sûrs de son coeur solidaire et fraternel. Il savait de son côté, combien nous lui étions attachés. Personnellement, je garderai l'impérissable sou­venir de la spontanéité du geste de défense qu'il accomplit en ma faveur à l'heure où, frappé par un gouvernement de forbans, je ne pouvais — étant dans les fers — riposter aux insultes d'une presse policière.
Cet enfant avait en lui tous les courages, toutes les au­daces, tous les dévouements. Grand travailleur, il assumait vaillamment des tâches de longue, haleine.
... Avec quelle joie, je le revis, quelques mois plus tard, dans le Bourbonnais, chez Marcel Martinet, autre pur parmi les purs ! Promenades, causeries, brèves heures inoublia­bles !
Et la mort, sournoisement, foudroya cette noble intelli­gence. Ce fut l'unique chagrin que nous causa Jean de Saint-Prix, mais ce chagrin durera autant que nous. Notre petit groupe d'esprits fiers et libres a perdu le meilleur des siens.
Nous savons que la perte d'un tel homme est une cala­mité pour l'humanité entière. Sa vie était consacrée à la dé­fense des opprimés. Il laisse, aux jeunes hommes, un exemple incomparable. Son jeune frère, qui partage sa foi, a, lui aussi, une âme vaillante éprise de vérité et de justice. Il sera fidèle à la grande mémoire de son aîné. Il appartient à la jeunesse frémissante qui sauvera le monde. Qu'il soit assuré ici de notre profonde affection.
Fernand DESPRÈS.

Paris fleuri de Rouge

Peuple de Paris fleuri de rouge ! Peuple de Paris, tu as retrouvé ton sang. Ce n'était pas seulement une protesta­tion contre le crime et l'injustice des juges couvrant le crime. Qui donc pensait à Villain, qui se souvenait des douze haineux imbéciles qui, n'osant le féliciter, épanoui­rent pourtant sur lui, pour le couvrir, l'ordure de leur âme bourgeoise.
 Plus haut fut ton verdict, peuple de Paris ! Dans cette rouge journée d'avril, dans cette journée de mort et de résurrection, je pensais au symbole éternel. Tant de sang répandu, depuis le sang de Jaurès, premier martyr, vic­time individuelle d'une brute déléguée par les nourrisseurs de Moloch, victime nécessaire pour que fût possible le sacrifice, jusqu'au sang des millions d'humains, versé pour l'unique tentative de cimenter les blocs d'une Bastille sociale effritée et pourrie, écrasée sous le poids des coffres-forts ; tout ce sang fleurissait dimanche aux battements graves et lourds des rouges drapeaux déployés, au rythme des coeurs populaires ; il fleurissait aux paroles des hym­nes et dans les yeux et sur les joues des enfants et des femmes, comme il fleurissait les corsages et les bouton­nières — et jusqu'à celles — ô ironie ! — des mouchards blêmes et honteux, embellis, pour un jour, d'en être écla­boussés.
Symbole de l'éternel retour ! Fête de la mort au prin­temps, où dans l'amour des morts, la vie puise la force de renaître (1). Nous avons célébré nos morts, tous nos morts, dont les assassins en liberté peuplent les villes, depuis les caveaux où se tripotent de misérables convoi­tises, jusqu'aux palais dorés des potentats, en passant par les lupanars académiques, les états-majors et les salons, les banques, les parlements, les secrétariats de comités, de syndicats et de partis et les officines malpropres où les mains corrompues se nouent autour du sac aux trente deniers.
Haceldama ! Champ de sang ! Champ inculte et sinistre, acquis au prix du sang d'un juste et de millions d'inno­cents, champ immense et dévasté de l'Europe ! Voici que de l'Orient à l'Occident tes nouveaux maîtres épouvantés voient lever de ton sol obscur une étonnante moisson ruti­lante. Il semble que la terre outragée dégorge le sang qu'elle a reçu, le sang de ses enfants inutilement massa­crés, force à jamais perdue dont elle refuse l'hommage. Et la vague déferle sur les collines, comble les ravins, franchit les frontières, fraternité des hommes cruellement retrouvée dans l'égalité de la mort.

(1) C'est le thème de l'admirable Chant de Midi, de Georges CHENNEVIÈRES et Albert DOYEN.

Hommes qui durant quatre ans vous êtes massacrés sans vous connaître ! Frères ! votre sang ennemi s'est confondu au sein de la mère et le voici qui sourd et nous soulève, et c'est lui qui porte la vie, en ce printemps, à nos dra­peaux, à, nos chansons, aux joies et aux regards de nos enfants.
Europe ! Europe ! Femelle écartelée, livrée aux bêtes ! Les plus forts de tes fils et les plus innocents sont morts pour que la Révolution soit impossible. Et nous restons, les blessés, les débiles, les désabusés de trop d'espoirs, les forçats déjà fatigués de la pensée, nous restons, attentifs et fidèles, et c'est ton sang, Jaurès, c'est votre sang, ô morts, qui nous ranime et qui revit en nous, pour que la Révolution soit faite !
Alors s'apaisera ce battement fiévreux du cœur, uni­versel, cette souffrance lancinante, cette objurgation im­périeuse qui est votre ordre, votre parole : l'ordre nouveau de la justice, la parole qui doit animer l'humanité. Et le sang apaisé, avec nos vies offertes, retournant à la terre, unie en ses provinces comme en la continuité des saisons — mais brandi sur nos têtes, éternel souvenir des martyrs, commémoré dans le drapeau rouge — fleurira désormais les fêtes du printemps et les visages de nos fils — coque­licots parmi les blés — d'une couleur de joie et de triom­phante confiance.
Joseph BILLIET.

Les bienfaits du patron, même le meilleur, ne réussis­sent pas à satisfaire l'ouvrier ; d'abord parce qu'ils lui sont dévolus à titre  de munificence, de charité et non de justice ; ensuite parce qu'il peut en perdre le bénéfice en même temps que ses moyens journaliers de subsistance par le fait d'un renvoi arbitraire auquel il est à tout ins­tant exposé.
Mgr BAUDRILLART.
(Discours à l'Académie Française.)

.* *

Il a travaillé trente ans, il a commencé quand la fabri­que n'occupait que deux corps de bâtiment, et, aujour­d'hui, elle en a sept ! Les fabriques se développent et les gens meurent en travaillant pour elles...
(La Mère.) Maxime GORKI.

L'abondance des matières nous oblige, malgré les quatre pages supplémentaires dont est augmenté ce numéro, à ren­voyer au prochain numéro plusieurs articles, parmi lesquels une assez longue étude de LUIGI FABBRI sur le Problème de l'Etat et la Guerre, La Classe paysanne, d'A. CROIX, L'Outil de l Inter­nationale, de HUBERTO FÉREZ, etc.

MOUVEMENT INTERNATIONAL
FRANCE
Deux faits importants, ce mois-ci : le Congrès national socialiste, et la manifestation du 1er mai,
L'impression qui se dégage du Congrès socialiste est une impression d'hésitation, d'irrésolution, de désorientation,- peut-être aussi, et surtout, de timidité.
Tout d'abord, on avait cru nécessaire d'élaborer deux programmes : un programme électoral et un programme d'action générale, le premier, sorte d'édulcoration du se­cond.
Méthode assez déconcertante et qui semble signifier que, dans l'esprit de ceux qui y avaient recours, il y a, deux manières de concevoir l'action socialiste : l'une, lénifiée, expurgée, et bénigne, bénigne, bénigne, à l'usage des élec­teurs — à qui, en l'occurrence, elle serait alors offerte comme une sorte d'attrape-nigaud ; l'autre, plus accen­tuée, plus énergique, mais qui serait reléguée à l'arrière-plan des conceptions purement théoriques.
Ce manque de franchise dans l'allure qui admet, somme toute, deux vérités, l'une mitigée, l'autre entière mais d'un usage occasionnel et intermittent, fut une cause de divi­sion au sein du Congrès, et un gros obstacle. à une con­clusion ferme, claire, significative de cohésion et de vo­lonté résolue.
La question de la troisième Internationale, elle aussi, eut une solution hybride, ni chair ni poisson. On ne re­poussa pas l'idée d'adhérer à la troisième Internationale, mais après avoir tenté de tirer de la deuxième le bien que, hélas ! on en a attendu en vain pendant la guerre. L'expérience n'est pas concluante, paraît-il. Et les diri­geants de la deuxieme Internationale chez qui, au mo­ment de la crise, depuis si longtemps prévue par tous les socialistes et les révolutionnaires, du heurt sanglant des appétits capitalistes, l'empreinte nationaliste prima la foi internationaliste précédemment professée, peuvent encore faire illusion et donner à certains un espoir quelconque en une conduite plus éclairée, plus conforme aux prin­cipes tant de fois affirmés !
La majorité du Congrès a décidé de continuer à traî­ner ce poids mort qui paralyse. son action. Et cela au mo­ment où la Révolution gronde partout, où ses premières secousses se .répercutent jusque chez nous ! Quand, plus que jamais, il importe de faire montre d'esprit de décision et d'organisation !
Le 1er mai 1919 marquera dans l'histoire comme une des premières et des plus éclatantes démonstrations de force set de solidarité du Prolétariat. Le chômage soit total, soit. momentané — qui avait été décidé, fut intégra­lement observé. Le prolétariat a pu se convaincre que, quand il le voudra, il tiendra la bourgeoisie à son entière merci.
Il lui reste, maintenant, à acquérir la confiance en soi pour sa substitution à la bourgeoisie, dans l'organisation et l'administration de la production des échanges, et de la répartition.
Que partout les groupes producteurs s'enquièrent des conditions économiques de leurs régions respectives, des disponibilités en matières premières, en matériel, en ou­tillage, en moyens de transports, enfin de tout ce qu'il im­porte de connaître pour organiser la vie sociale d'un pays, et ils seront prêts à prendre en main l'administration éco­nomique de la société et à. la faire fonctionner au profit de tous.
Telle est l'ouvre urgente qui s'impose dès maintenant aux syndicats, et surtout aux Comités intersyndicaux, dont il importe de multiplier le nombre au maximum ; parce que, groupant localement des métiers, des indus­tries diverses, ils sont plus aptes que d'autres groupe­ments unicorporatifs à élaborer une organisation d'en­semble, coordonnée dans ses détails.
L'après-midi du 1er mai a été transformée, par le gouvernement du sinistre vieillard, jaloux des lauriers de Thiers, en une admirable tuerie.
Clemenceau est content, bien content ; il fait la guerre...
Jules Vallès qui le connaissait bien, pour l'avoir intimement fréquenté jadis au Quartier-Latin, disait de lui :
"Clemenceau finira dans le sang du peuple."
Dans le sang des peuples est plus exact.

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Article Journal L'Union républicaine 1876 - Décès Ernest de Soubeyran de Saint-Prix

Décès de Ernest de Soubeyran de Saint-Prix


LE RAPPEL – vendredi 22 septembre 1876
On lit dans l’Union républicaine de la Drôme :
Le parti démocratique vient de faire, dans la Drôme, une perte douloureuse dans la personne d’un de ses plus vaillants champions. M. Hector-Ernest-Humbert de Soubeyran de Saint-Prix est mort samedi dans son château de Saulce, à une heure du matin.
Issu d’une des plus vieilles familles du département de l’Ardèche, élevé dans un milieu où l’on a pour devise Dieu et le Roi, il semblait que M. de Saint-Prix dût être un jour l’un des soutiens du trône et de l’autel. Mais la nature l’avait doué d’un esprit trop libéral, d’une intelligence trop honnête, d’un cœur trop généreux, pour qu’arrivé à l’âge où l’on pense, il ne brisât pas les liens qui l’attachaient, et par sa naissance et par l’éducation qu’il avait reçue, au parti légitimiste.
Il fût donc républicain, non pas républicain platonique, mais républicain radical, militant.
En 1850, il tenta d’organiser dans la Drôme la résistance au coup d’Etat qu’il prévoyait déjà. Poursuivi sous l’accusation de complot, il réussit à s’évader et passa en Amérique. Le conseil de guerre de Lyon le condamna par contumace à la déportation dans une enceinte fortifiée.
Rentré en France à l’amnistie de 1859, il s’occupa d’exploiter sa magnifique propriété de Saulce, tout en continuant une propagande acharnée contre l’empire. Sa commune au plébiscite donnait une majorité de non.
Le 4 septembre 1870, il accourt à Valence, organise une imposante manifestation contre le gouvernement de Bonaparte et à deux heures, avant que la République ne fût proclamée à Paris, il entrait à la tête de la foule dans l’hôtel de la préfecture de Valence et faisait acclamer le régime pour lequel il combattait depuis vingt années.
Aux élections législatives du 8 février, les républicains le portèrent sur leur liste : il n’échoua qu’à quelques centaines de voix.
Au 24 mai, il lutta avec acharnement contre l’ordre moral et le parti clérical. Le 28 novembre 1874, il était poursuivi et condamné par le tribunal correctionnel de Valence à 8 jours de prison, pour outrage envers les membres d’un bureau électoral et le maire de l’ordre moral. Il avait fait 13 jours de prison préventive, fut mis au secret pendant durant tout le cours d’une longue instruction et amené à l’audience, les menottes aux mains, comme un criminel, à travers les rues de Valence où il a toujours rencontré une si grande et une si universelle sympathie.
Dès ce jour, M. de Saint-Prix fut touché au cœur, et sa santé alla chancelant de plus en plus. Il est décédé samedi.
Fidèle aux convictions de toute sa vie, M. de Saint-Prix est mort en libre-penseur.
Une foule considérable et que nous pouvons évaluer à près de quatre mille personnes, suivait le convoi funèbre de celui qui avait été si longtemps pour elle un ami.
Le deuil était conduit par les deux fils du défunt, M. Hector de Saint-Prix, maire à Saulce, et M. Camille de Saint-Prix, M. Bellin, juge-suppléant au tribunal de Lyon, beau-père de M. Camille de Saint-Prix. Les cordons du poële étaient tenus par M. Madier-Montjau, député de la Drôme, M. le docteur Chalamet, conseiller général, M. Blache, de Valence, ancien notaire, ami de la famille et M. Pierre Chastan, de Saulce.
Au cimetière, M. Madier-Montjau a dit adieu en termes élevés et émus à celui que la terre allait bientôt recouvrir.

lundi 4 novembre 2019

Jean de Saint-Prix



 JEAN DE SAINT-PRIX
(1896-1919)
Jean de Saint-Prix
« On mourra seul, dit Pascal. Du moins peut-on emporter avec soi tout ce que l'on a aimé et laisser derrière soi le sillage de tout ce qu'on a vécu. »
J. de S.-P.

Il eût aimé Vita, comme son frère l'aime. Il eût goûté notre effort, l'affection qui nous unit tous et nous permet de travailler ensemble. Il aurait joint sa surprenante activité à la nôtre. Nul conditionnel n'est plus décevant ni plus triste que celui qui doit se terminer par cette petite phrase : s'il n'était mort.
Silhouette frêle, tête un peu penchée, beau visage, regard lumineux et franc, Jean de Saint-Prix est mort le 18 février 1919, dans sa vingt-troisième année. Je tenterai de raconter ici sa brève existence, telle qu'elle apparaît à travers ses lettres. Je n'ai pas craint d'être grand citateur. Ce récit n'est qu'une mosaïque exécutée pieusement.
L'enfance de Jean de Saint-Prix fut heureuse. Entouré de tendresse, guidé avec science, il grandit tranquille, chérissant le travail et la musique. « A cinq, six ans, dit-il, ma mère me jouait Lohengrin et je me promenais dans des palais enchantés. » Rien, au cours de sa jeunesse et de son adolescence pourtant délicates, ne vint troubler une vie confiante, promise à toutes les satisfac-
Voir : Lettres (19 17-19 19), Préface de Romain Rolland (Rieder, éd.), qui viennent de paraître ; Le Pensionnat, pièce en trois actes en prose (Maison Française d'Art et d'Édition, 1918), et un numéro spécial de L'Avenir International (Mai 1919), con­sacré à la mémoire de Jean de Saint-Prix.

tions. « Jusqu'à dix-huit ans, elle fut une splendide ascension, dans la grande lumière d'une foi humaine, immense, intégrale. Je croyais à la fraternité des hommes, je croyais à la vérité, je croyais à la vie. Le monde me semblait tout proche du but de son évolu­tion. »
Alors, ce monde, objet de sa candide joie, lui offrit un spec­tacle : la guerre. « Ce fut un effondrement. Du jour au lendemain, je ne crus plus à rien. »
Il faut prendre cette déclaration à la lettre. Jean de Saint-Prix se trouva désespéré. Il n'admit pas un instant les raisons, trop nombreuses pour être bonnes, qui furent prodiguées par tous les chefs dans toutes les nations. Il fit sienne, avant de la con­naître, la formule de Jouve : « Aucune cause ne vaut que je meure et que je tue », et le prouva.
Parmi des souvenirs qu'un numéro spécial des Humbles, con­sacré à Guilbeaux, va publier prochainement, J.-P. Samson rappelle celui-ci : « Un soir, au groupe des Etudiants socialistes révolutionnaires. Il y avait parité de voix entre majoritaires et minoritaires, entre guerriers et antiguerriers. Alors Jean de Saint-Prix, qui assistait à la réunion pour la première fois, demanda son inscription et, votant à son tour, nous assurait (à nous minori­taires) la majorité. Sa « voix d'archange », comme nous disions, imposait silence aux protestations rageuses... »

Il avait pris parti. Il prendra parti toujours, contre toutes les injustices, et ne cessera de honnir l'injustice supérieure qu'il nomme « le grand blasphème qui s'accomplit sur le champ de bataille ». Mais son cœur est désolé. La besogne est immense. Il se voit seul, sans pouvoir, sans moyens, sans force. « Et un jour vint, avoue-t-il, où je ne fus plus qu'un désert. C'était en décembre 1914. Il faisait froid. Paris était sépulcral. Le monde s'engloutissait dans sa damnation. Je crus que j'allais mourir. »
Cependant il travaillait, au cœur même de sa détresse, soit qu'il préparât une licence de philosophie, soit que, cédant à sa douleur, il composât des Poèmes pour prouver la vanité de l'indi­vidualisme. Puis, auprès d'une amie un peu mystérieuse, dont ses lettres parlent rarement et qu'il semble avoir adorée, il entrevit un espoir. L'amour qu'il rencontrait lui donnait à croire de nouveau à la fraternité : elle est possible, elle sera. Dans les Dialogues intérieurs qu'il écrivit à cette époque, « l'Homme est encore dévasté, mais pourtant l'Esprit a repris la parole ».
«Le Destin veillait et répondit encore. » Devant la Méditer­ranée, « par ce printemps des pays doux », un matin, l'être aimé mourut.
Mais la résurrection de Jean était accomplie, et celle qui lui avait rendu le goût de vivre ne l'accabla point par sa mort. Le sou­venir qu'elle laissait en lui était une inspiration nouvelle. Il se retrouva seul, mais pour l'amour d'elle et de sa mémoire, il lutta.
C'est alors qu'il partit en Suisse. Dès son arrivée, il adressa à Romain Rolland, l'homme qu'il estimait le plus au monde, ce court billet :
« Maître, Frère,
«Je suis un jeune Français de vingt-et-un ans. Je désire profondément vous voir.
«J'arrive de Paris, où j'ai vu, il y a quelque temps, monsieur et mademoiselle Rolland.
JEAN DE SAINT-PRIX.
Licencié ès lettres (Philosophie) Diplômé des études supérieures en philosophie Délégué au Lycée de Laval.
Romain Rolland l'accueillit aussitôt. Le jeune homme vécut quelques jours aux côtés du maître qu'il avait choisi et qui ne le déçut pas. Liberté, vérité, lumière jaillissaient des paroles du grand exilé. Lectures, promenades, longs entretiens, réunions de quelques amis au cœur sincère et haïssant la gloire des armes, tous ces bonheurs qui avaient paru irréalisables à Jean de Saint-Prix l'entourèrent, l'accablèrent presque, lui dispensèrent « une joie éblouissante et pleine de sanglots. »
Rentré à Paris, il pénétra dans le petit groupe de ceux qui demeuraient fidèles à Romain Rolland et qui menaient une action pacifique. Il était le moins âgé. Il fut bientôt le guide. « Sa passion de jeune apôtre nous réchauffa, dit Rolland. Et il nous dépassa. »
C'est un apôtre en vérité, celui qui prêche : « Mieux vaut laisser souffrir les hommes que leur mentir. » Jean de Saint-Prix a la haine du mensonge, de la tromperie, de la lâcheté. « Par-delà toutes les étiquettes, il n'y a que deux races d'hommes : les véri­diques et les menteurs, ceux qui respectent ce qui est et ceux qui hurlent ce qui devrait être, ce qui est en éternité, ce qu'atteste toute conscience libre contre l'Univers entier si l'Univers entier est dressé contre elle. »
Il est philosophe sans doute, mais non épicurien. La sagesse qui le tient est passionnée, fervente. Elle partagera les souffrances des hommes si elle n'a pu contribuer à les leur épargner. Indulgente et bonne, elle se révolte contre tous ceux qui font le mal. Elle ne se permet pas de subtils raisonnements sur les intentions. Le résul­tat seul mérite d'être retenu. Est-on sincère et croit-on agir bien en agissant mal, il n'importe : on a mal agi. Maudissons les méchants. « Celui qui maudit par amour ne peut apporter au monde que la paix. »
Des inquiétudes germent dans l'esprit de Jean, se développent, grandissent. Les temps sont ingrats. La longueur des jours lui pèse. Est-ce uniquement à cause du cataclysme qui bouleverse le monde ? Ou s'il éprouve déjà cette faiblesse physique dont la maladie se fera la maîtresse ? « Vont-elles se prolonger encore, ces années... »
Le sang de chaque soldat blessé paraît jaillir de ses veines. « Je ne veux pas, de tout mon cœur je ne veux pas que des balles déchirent la peau de l'homme et qu'il pleure dans des trous boueux en attendant la mort. » Et citant Pascal : « Le Christ sera en agonie jusqu'à la fin des siècles. Il ne faut pas dormir pendant ce temps-là », il ajoute : « Pourquoi Pascal, autre phari­sien, dit-il : Il ne faut pas dormir ? Ce n'est pas une affaire d'obli­gation. Naturellement, humainement, on ne peut pas dormir, pen­dant que l'homme souffre, si l'on sait comprendre sa vie avec amour. » Il craint que l'homme ne souffre toujours. Il est sans espérance.
Il croit pourtant à la joie, à la justice, à la paix, au bonheur. « Je ne crois pas à Dieu, mais au Divin. C'est la même chose et c'est différent. Dieu, comme être distinct, ne peut pas être. Mais il est l'infini, l'amour, la vie, qui pénètrent et animent l'Univers et l'Homme. Toute expérience humaine qui s'élargit, se purifie, se libère, nous met en contact avec cette région de notre esprit qui est divine. » Sans espérance et plein de foi.
Il s'est jeté dans l'action. Les faits l'attirent. Il veut voir clair, combattre le pessimisme qui l'étreint, et agir. « Rien n'est grand et solide en nous que ce qui est le fruit de notre effort. » Il collabore à de petites revues que les gouvernements surveillent et pourchassent, parce qu'elles contiennent quelques atomes de vérité. Il publie des poèmes, des études, des articles dans Demain, Les Humbles, La Forge, L'Avenir International et La Plèbe de Fernand Desprès. Lorsque celui-ci est jeté en prison, pour «intelligences avec l'ennemi », ou plutôt pour intelligences avec l'Intelligence, délit qu'on pardonne encore mal aujourd'hui, Jean de Saint-Prix adresse aux journaux sa noble protestation. Il est un des membres les plus actifs de la Société d' Etudes documentaires et critiques sur la Guerre fondée par Gustave Dupin. Il la pousse à aborder les sujets les plus brûlants. Il devient le pasteur d'un petit groupe d'âmes. Son émotion, sa délicatesse lui dictent des paroles uniques. Et peut-être comprend-il, con­seille-t-il mieux les autres qu'il ne se comprend lui-même.
Son esprit demeure au-dessus de ses gestes, et voit plus loin, plus haut, ailleurs. Il est la proie du tragique quotidien et du tragique éternel. Romain Rolland notait après l'avoir reçu : « Je prévois pour lui bien des épreuves. » Jean de Saint-Prix les subit toutes.
Une lueur au début de la Révolution russe. Il appelle la Russie : « Notre République de là-bas, la seule, la première qui est la nôtre. » Mais les nouvelles détruisent son enthousiasme. « Les Bolcheviks qui m'avaient embrasé, les voilà qui opposent la force à la force, qui oublient que celui qui se servira de l'épée, périra par l'épée. Les voilà qui entrent dans la danse insensée de notre époque et intensifient l'industrie tueuse d'hommes : la justice n'est plus qu'un mot, s'il lui manque l'humanité. »
Une autre lueur, pour lui, était la paix. Il fallait « qu'elle vînt du cri des consciences indignées », qu'elle éclatât un jour comme éclate la guerre et qu'elle opposât à l'esprit belliqueux un Non farouche, inattendu, inébranlable. Dès le début de 1918, Jean de Saint-Prix devina que la paix ne serait pas cela. « Ceux qui disent : Assez, et qu'on écoute, ce sont ceux qui veulent sauver la vie nationale et sociale telle qu'elle est, ou la réformer sans la rénover vraiment, selon les directions désuètes qu'elle offre, toutes tracées. » Il fait ailleurs cette prédiction : « Le jour où la paix reviendra, elle ne sera pas notre œuvre, à nous. Un pacifisme officiel surgira juste à temps et revendiquera l'honneur de la tardive réconciliation des peuples. »
Et Jean de Saint-Prix retombe dans la nuit.
Son seul bonheur alors : ses amis, et leurs œuvres. Ce sont d'abord les œuvres qu'il découvre. Lit-il un livre qui le transporte d'enthousiasme, parce qu'il y rencontre l'expression de ses propres rêves et de ses passions, il écrit le jour même à l'auteur, au frère inconnu, et avec une si ardente franchise qu'il force les plus rares amitiés. Le frère inconnu devient rapidement un véri­table frère.
Les lettres de Jean sont longues, et il s'excuse de leur longueur. Réjouissons-nous de ce qu'il regrettait : sans elles nous ne saurions pas quel il fut. Son œuvre est peu importante et ne le reflète qu'imparfaitement. Seules, toutes ces lettres le font revivre avec nous.
On y trouve l'analyse de ses lectures, de quelques-uns de ses projets. Ce qu'il fera, ce qu'il écrira, plus tard... ce qu'il n'écrira jamais. Il étudiera la technique musicale. « On ne comprend inté­gralement un art que lorsqu'on en connaît le métier. » Il entre­prendra, « dans bien des années peut-être, une Histoire des Peuples, comme on n'en a jamais fait : une histoire qui dirait la vérité et qui montrerait le Calvaire de l'Homme, de façon à l'empêcher de se laisser reprendre sans cesse à de menteuses fois politiques ». Il lit et relit Pascal, Vigny qu'il sait par cœur, Platon, Spinoza, « large mais rude », Romain Rolland, André Spire. Il découvre les poèmes de Tagore. Un mois avant de mourir, il est plongé dans les poètes anglais.
On y trouve aussi des confidences, des pensées, des raisonne­ments que tout être de bon vouloir devrait méditer. Avec cela, une pudeur sans exemple. Crainte d'exprimer trop, de paraître divaguer, d'analyser en vain ; crainte de n'exprimer pas assez, de sembler froid, de tromper la confiance. La fin des lettres est brève, sans recherche, sans émotion. « Tout à vous. » « Au revoir. » « Je te serre la main. » Mais la poignée de main est franche, forte et douce.
Pour chaque ami, c'est une attention particulière, un juge­ment précieux, un hymne de l'affection. Ils le savent bien, Romain Rolland, Martinet, Desprès, Dupin, Masson, Debrit, qui ont perdu avec Jean de Saint-Prix le plus sincère et le plus fougueux des défenseurs. Quelle définition de Romain Rolland vau­dra celle-ci « Vous avez le malheur béni de ne parler qu'aux âmes et d'être inapte aux pantomimes qui se jouent sur nos tréteaux ?» Quelle critique d'Empédocle d' Agrigente atteindrait à la valeur d'une des lettres adressées à Rolland et qui formerait une surpre­nante préface ? Et mille autres choses...
« Pourquoi a-t-on des corps ? » demandait Jean de Saint-Prix. Un soir d'hiver, au sortir d'une réunion, Jean et son frère furent saisis par le froid et la neige. La fièvre les prit. Jean résista, et dut pourtant se coucher. Il écrivit à un ami une petite lettre. Ce fut la dernière : « Pierre a la grippe. Moi, simple rhume ; pas raison de s'en faire. Jean. » Il reprenait courage. Débarrassé depuis quelques mois du souci abominable de la guerre, il avait entrepris de nouvelles tâches. Quelques jours plus tard, il était mort.
CLAUDE AVELINE